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27.06.2014

(2/5) Qui est Joseph MALÈGUE ? (1876-1940)

Il est toujours difficile de démêler la part d’autobiographie que chaque auteur, consciemment ou non, incorpore à son œuvre. Connaître quelques éléments sur la personnalité de Joseph Malègue conduit-il à une meilleure intelligence de son roman Augustin où le Maître et là ?...

Ce que la Lorraine est à Barrès, l’Auvergne l’est à Malègue. La profonde imprégnation d’une vie provinciale marque les deux auteurs. Leurs œuvres sentent bon le terroir. On ne s’étonne pas que Joseph Malègue né à La Tour-d’Auvergne le 8 décembre 1876 ait su si bien décrire les hautes terres du Cantal, la rude sagesse paysanne, la petite bourgeoisie rurale de quelque préfecture reculée. Il y du solide et de l’éruptif dans la langue même de ce natif du pays des volcans. Les roches de basalte ne fourniront-elles pas le titre de son deuxième roman : Pierres Noires ?

Consubstantiel à cet enracinement est l’ambition sociale, le profond désir de s’élever au- dessus de sa condition par les études et le travail. Ce qu’il y a de Rastignac chez Augustin Méridier est-il le reflet du jeune Joseph ? Après ses humanités au Lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand (1888-1892) Malègue monta, en effet, à Versailles au collège eudiste Saint- Jean-de-Béthune (1892-1895). Reçu au baccalauréat avec la mention très bien, il poursuit son ascension en intégrant le collège parisien Stanislas (1895-1897). La république reconnaît déjà ses prédispositions littéraires en lui octroyant un premier accessit au Concours général de composition française en 1896. Il obtiendra dans la foulée une licence ès lettres.

Ses premiers succès scolaires sont contrariés par une grave pleurésie qui le contraint à retourner en Auvergne pour se soigner. Le souvenir des villes de cure (la Bourboule) ne colore-t-il pas les descriptions du sanatorium de Leysin où son héros, Augustin Méridier, terminera sa vie ?

Cette santé délicate ne permettra jamais à Joseph Malègue d’atteindre le faîte de l’élévation universitaire qui lui semblait promis. Elève au Lycée Henri-IV (1899-1901), il échouera par deux fois au concours d’entrée à la prestigieuse Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Son héros Augustin y entrera pour lui. Vengeance d’auteur sur un injuste destin ? Durant ces années dans le quartier latin, Malègue subit les influences de professeurs illustres (Victor Delbos, Emile Boutroux, Henri Bergson) et se lie avec quelques camarades de promotion devenus célèbres (Jérôme Carcopino, René Le Senne, Robert Hertz). Mais c’est surtout Jacques Chevalier qui demeurera son ami et son soutien fidèle. C’est à lui que nous devons un portrait de Malègue, jeune étudiant « désaccordé avec le gabarit normal », doué d’une « foi ardente et un peu inquiète » plongé dans cette « sorte de mélancolie répandue sur tous ses traits, mélancolie profonde née peut-être de ce désaccord plus ou moins confusément ressenti, qui le rendit toujours inapte aux succès scolaires et écartait de lui les hommages dont notre monde insouciant est prodigue [1] … ». Faut-il rapprocher la mélancolie de l’auteur de cette sorte de « tristesses qui n’aiment pas à être consolées [2] » dont Augustin semble être enveloppé, drapé superbement dans un manteau d’angoisses morales et métaphysiques ?
Bloqué dans sa carrière littéraire, amené à côtoyer les hôpitaux, Joseph Malègue pense un temps à une carrière médicale. De 1902 à 1904, il se livre à l’étude de la physique, de la chimie, des sciences naturelles, avant de bifurquer sur un parcours juridique qui le mènera jusqu’au doctorat en droit obtenu en 1912. Si l’on ajoute à cela qu’il doit pour subvenir aux frais de ses études, exercer les fonctions de précepteur d’une riche famille, qu’il obtient un diplôme de géographie en 1910 et qu’il séjourne à Londres (1911-1912) pour la rédaction de sa thèse sur le travail casuel dans les ports anglais, on obtient un tableau presque complet de l’étonnante palette de compétences et d’intérêts qui caractérisent notre auteur. On comprend mieux l’assertion laconique de son épouse : « Tout l’intéressait » [3]. A n’en pas douter sa prose se ressent de cette bienveillante polyvalence : philosophie, droit, économie, sciences, théologie, médecine, pédagogie, langue étrangère, sociologie, géographie, tout concours à la production d’une œuvre littéraire foisonnante et nourrie.
Couronné d’un prix pour ses travaux juridiques, il prête serment d’avocat en 1913. Mais la guerre de 1914 le conduit à un poste d’infirmier à Issoire (1915), où ses compétences médicales sont saluées, puis à une fonction de secrétaire à l’Etat-major (1916) et enfin à une mission administrative à Londres (1917). C’est dans la capitale anglaise qu’il se liera avec le général vicomte Louis de La Panouse [4] (1863-1945) devenant jusqu’en 1919, le précepteur de ses enfants. On retrouvera nombre de ces éléments chez Augustin : fréquentation de milieux huppés, fonction de précepteur, séjour à Londres…

Un projet avorté de journalisme à Londres, l’ambition de préparer l’agrégation en droit, le métier d’avocat qui ne lui convient aucunement : l’entre-deux-guerres laisse Joseph Malègue profondément désemparé. En 1921 il a déjà 45 ans et apparait comme un étudiant attardé, un touche à tout souffreteux qui n’a su s’établir en aucune situation. C’est sur recommandation qu’il obtient finalement un poste de professeur dans l’Ecole normale d’instituteurs de Savenay, en Loire-Atlantique. Il y demeura de 1922 à 1927. Ressentie comme un échec (« échouer à Savenay c’est pour moi une vie gâchée » [5], disait-il) cette stabilisation professionnelle lui permet de rencontrer dans les cercles de la jeunesse catholique nantaise la brillante Yvonne Pouzin (1884-1947), première femme de France à devenir médecin des hôpitaux. Il l’épouse le 29 août 1923. Le couple s’installe dans une vaste maison à Nantes.

Yvonne n’est pas seulement une épouse attentive qui peut jouer les infirmières auprès de son mari à la santé si délicate. Elle est aussi d’une intelligence vive et intuitive qui discerne vite le goût et le talent de son époux pour la littérature. Elle aménage tout pour que Joseph puisse se consacrer entièrement à la rédaction de sa grande œuvre, l’incitant même à quitter son poste de professeur pour se livrer à l’écriture. A n’en pas douter l’accouchement fut laborieux. Ce n’est qu’en 1930 que Malègue put remettre enfin à son ami Jacques Chevalier le manuscrit du roman qu’il portait depuis neuf ans au moins et dont les premières ébauches remontent peut-être même à 1912. Mais qui voudrait en cette période de crise économique prendre le risque de publier ce texte volumineux au titre énigmatique d’un auteur inconnu et déjà âgé sur un sujet fort peu publicitaire ?… Devant le refus à peine poli des grands éditeurs, Malègue dut se résoudre à financer lui-même les trois mille exemplaires de la première édition d’Augustin ou le Maître est là qui parut le 22 février 1933.

Le succès, improbable, fut au rendez-vous. De 1933 à 1966 (et maintenant à 2014 !) on ne compte pas moins de onze rééditions. On parle de quelques 85 000 exemplaires en tout. Mais plus important encore que cette carrière commerciale, il y eut la convergence des plus grands éloges venant de toutes parts. Les critiques saluèrent en Malègue un grand de la littérature, on mêlait son nom à ceux de Proust ou de Bernanos, on tenait Augustin pour une œuvre majeure, sans équivalent. Mieux qu’un livre, ce roman est « tous les livres » déclarait Franc-Nohain [6]. Il suffit à placer son auteur au plus haut dans le panthéon de la littérature française.

Dès lors les sollicitations de toutes sortes affluèrent. On priait Joseph Malègue à quelques conférences, on le pressait d’écrire à nouveau, on serait heureux de l’éditer s’il venait à publier quelque chose. L’auteur acceptait cette soudaine notoriété et se pliait de bonne grâce à la rédaction d’articles ou d’essais comme aux interventions dans des colloques théologiques ou littéraires. Mais sa pensée et son ambition était ailleurs. Il s’était attelé à la tâche titanesque d’un second roman, plus volumineux encore que le premier. Ce labeur l’occupait tout entier quand survint la deuxième guerre mondiale, la débâcle et l’entrée des troupes allemandes à Nantes le 19 juin 1940. La santé de Malègue était hélas aussi ruinée que son pauvre pays. Sa femme, médecin, eût tôt fait de lui déceler un cancer irrémédiable de l’estomac. Il composa d’admirables prières « pour temps de calamité » ou « pour l’acceptation de la mort ». Mais le temps et l’énergie lui manquèrent pour achever Pierres Noires. Les classes moyennes du salut. Jusqu’à l’épuisement et presque jusqu’au jour de sa mort, le 30 décembre 1940, il dicta le texte de ce nouveau roman. L’œuvre sera publiée en son état d’inachèvement et de manière posthume en 1958.


Père Guillaume de MENTHIERE
Curé de la paroisse Saint Jean-Baptiste de la Salle (Paris)


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(4/5) L’oeuvre de Joseph Malègue
(5/5)Malègue à Stan




[1] Cf Jacques Chevalier, Préface à Pierres Noires. Les classes moyennes du salut. 1958.

[2] Joseph Malègue, Le Sens d’Augustin, p. 6.

[3] Yvonne Malègue, Joseph Malègue, Casterman, Tournai-Paris, 1947, p.12.

[4] Egalement ancien élève du collège Stanislas (1873-1883)

[5] Jean Lebrec, Préface à Sous la Meule de Dieu, Editions du Chalet, 1965, p.10.

[6] Franc-Nohain, rédacteur en chef de l’Echo de Paris, 26 octobre 1933.